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Midi

1

A la campagne on est refoulé hors du monde un peu comme sur une île déserte. Tout est loin au-delà des collines et des champs, de toutes les lignes d’horizon. Hors de portée. Le temps bourdonne comme une mouche emprisonnée dans un verre et le ciel est comme une cloche. Un jour comme ça, d’une sorte de réclusion bizarre, pas cafardeuse, patiente, la tête de Léon, rouge à éclater, traverse la porte en beuglant :
- René s’est pris dans le motoculteur, il va crever! Le gros gars vacille, se prend le cœur avec son poing comme s’il froissait une boule de papier, et de l’autre bras il se raccroche au montant de la porte. Il faut que t’ailles voir! Va le rassurer... On l’assoit. On le laisse là, on court. Ça s’est passé chez un voisin, tout en haut du village, juste avant les bois.

2

Un four. Cuisant du matin. La chaleur brûle les paupières à l’instant où on sort. Alentour, en demi-cercle, la forêt ressemble à une forêt vierge, animale, suintante, qui fermenterait sous la canicule. Les masses de verdure donnent l’impression de glisser vers soi, au fond de la cuvette. On sent bien que tous les mouvements qu’on peut faire, même si l’on court, resteront prisonniers de cet entonnoir où le village s’enfonce.
La côte grimpe en direction du bois. Plusieurs personnes commentent l’événement à la patte d’oie, près de l’endroit où le ruisseau, qui a dévalé toute la pente, resurgit.  Ils ont tous l’air grave, ce sont des femmes pour la plupart, cinq ou six, qui se tiennent les bras croisés à regarder ceux qui courent vers le drame.
- On a appelé Rochefort, il arrive!... entend-on au passage.
Léon est resté à la maison, assis sur une chaise. Il souffle comme un bœuf. Il a bu un peu, il avalait en s’étouffant. Il doit être en train de se frotter les mains comme s’il tenait encore son chiffon plein de cambouis. Maintenant, c’est à l’autre bout du village que ça se passe.






3

Depuis toujours, cette côte est lente à gravir, peut-être encore plus si l’on court. Elle ressemble à ses côtes qu’on grimpe dans les rêves, avec toute son énergie, les pieds enfoncés dans une mélasse, d’un poids inconcevable, au bord du point de rupture, qu’on n’arrive pas à atteindre. A vélo, il faut forcer tout debout sur les pédales, comme si elles s’enfonçaient dans de l’argile très épaisse. Les graviers vous font déraper. Il n’y a guère qu’une espèce de frénésie pour la terrasser. Courir sans réfléchir à la douleur, inspirer et recracher la chaleur comme si vous étiez les tuyaux d’une chaudière.
Tous les étés se rejoignent dans cette étroite coulée d’où l’air semble banni. Il y a des parasols dans les jardins, des voitures étrangères devant les maisons, mais l’ensemble est désert. Ce dimanche là, on n’entend pas une tondeuse vrombir dans la cuvette. Jean est sur la pas de sa porte, il se met lui aussi en route.
- Ah bon dieu... c’est pas vrai... Tout sec, dégingandé, il a l’air de souffrir terriblement. Il se sent vieux lui aussi. Il est là depuis toujours et chaque habitant qui menace de disparaître lui retire un peu plus du monde auquel il cessera bientôt d’appartenir. Il court en arrière, comme une vieille machine.

4

On arrivait à la maison. Le lavoir à droite. Les conneries de l’enfance, le tremplin, les vélocross qui plongeaient dans l’eau verdâtre.
Des gens encore devant la vieille bicoque en ciment. La rambarde verte, en métal, qui surplombe une dalle bétonnée, creusée un mètre sous le chemin.
René s’était déchiré une jambe en passant la motoculteur derrière chez Raymond, son compagnon d’armes, elle était encore coincée dans l’hélice. On traverse la cuisine qui sent le renfermé, de vieilles odeurs, l’oignon. Sur la table le verre incrusté de calcaire, avec encore un peu de vin au fond. Un autre verre en face, plus propre. La pièce est sombre, assez fraîche, et de l’entrée n’arrive encore aucune lumière, elle passe toute par l’autre porte, qui donne sur le jardin. Elle est douce, tamisée, et se pose par endroit sur les choses comme une caresse joyeuse.
Le paisible tableau ne dure qu’un faible instant, le plomb attend derrière l’autre porte, aveuglant à tel point qu’on ne voit d’abord rien du jardin qu’un bassin de lumière blanche où apparaît enfin un petit attroupement.

5

Il est étendu, plus que silencieux, muet, le visage ravagé par une douleur de bête au pied d’un petit cercle d’hommes dont certains s’agenouillent près du blessé. On lui adresse des paroles rassurantes, mais son regard est fixé sur la maison et semble en traverser les murs. Parmi les autres, Raymond semble décomposé, il marmonne des choses à part lui. On dirait qu’il s’excuse en lui-même.
René a sans doute cessé de hurler. On imagine mal comment il n’aurait pas hurlé. Le mot “hélice” pénètre dans les chairs. L’homme en est sorti muet, abruti par la déchirure qu’il ne semble plus sentir que comme une fracture des profondeurs, un foyer de douleur si intense qu’il se consume lui-même et n’émet plus d’ondes à la surface. On s’approche pour voir la jambe.
Il est effrayant de voir à quel point l’indicible qu’on a redouté peut tout à coup s’afficher avec l’allure d’un événement ordinaire. Rien d’impossible à ce qu’une chair, de la peau, des os, un corps humain tout entier se retrouvent entrelacés à des pièces de métal qui le traversent, s’enfouissent en lui, ressortent de l’autre côté ou plus loin, comme si elles en épousaient le squelette.
On se dit que l’horreur est là, dans la simplicité de cet assemblage qu’on reconnaît maintenant comme tout à fait possible.

6

La jambe ne saigne pas vraiment. Elle a dû le faire au début. De larges plaques brunes sèchent en cartonnant le bleu qu’il avait mis pour jardiner. Du pied à la mi-cuisse, tout l’organe est digéré par la machine qui s’est comme arrêtée là dans son travail d’engloutissement, vaincue elle aussi. Jambe et hélices sont enfoncées dans la terre, Raymond a l’air d’être enterré jusqu’au genou de manière incompréhensible. Et voilà qu’il n’est plus rien que cette malheureuse situation, tellement assommé que son regard ne pose aucune question.
Il souffle pesamment, avec lenteur, patiemment, comme une bête prise après une longue traque. Les mains à plat sur le sol, il se tient sur les coudes. Si l’on oublie l’autre moitié de son corps, on peut le prendre pour un homme qui médite sur l’océan, allongé dans le sable, sous un curieux masque de cire.

7

Il détourne la tête vers les autres hommes qui viennent d’arriver. Tout se passe comme si les premiers leur laissaient la place, comme s’ils avaient monté la garde jusqu’ici et qu’ils passaient le relais aux nouveaux arrivants. Ils se reculent un peu et restent à proximité de ce qui va se dire, pour mieux comprendre ce qui arrive, ce qu’il faut faire, pour voir si les autres s’en sortent mieux qu’eux.

Le souffle lourd de René, la sueur séchée dans sa barbe anarchique.
- Pas de panique, Rochefort arrive... T’as mal?...
- Faut surtout pas y toucher, essaie pas de te dégager.
- Reste calme, tu veux boire de la flotte?

Raymond reste intouchable, on n’ose même pas lui mettre la main sur l’épaule. On voit clairement le moindre effleurement lui rentrer dans tout le corps des lame de métal. Chacun doit s’efforcer d’imaginer, à partir de son propre corps, mais on n’arrive pas à aller bien loin dans cette simulation.
- Les caillasses... Il s’adresse à un jeune-homme en particulier, qu’il regarde de temps en temps avec des mélanges de sentiments forts et faibles. De la plainte, avec des accents bravaches sous les sanglots d’enfant. Et les syllabes déformées, chuintantes, avec de brusques inflexions dans les aigus, comme ces grands-pères qui pleurent.
-  Vous êtes tombé sans doute sur un crâne de romain. Et les voilà partis à rire, sauf que René se met à hurler et que l’autre s’en veut terriblement, mais il reste fier au fond.
- Ah nan de dieu, c’te fois-là je crois bien qu’on va y laisser des bouts, hein man Jean... Ça a été dit dans un souffle rapide, arraché à la douleur, dans une grimace qui reprend le dessus et le force à se taire.
Jean était resté debout, il se frottait les mains dans un grand désarroi d’impuissance. Ça devait lui sembler terrible à ce moment-là de perdre une jambe. Il s’est alors agenouillé près de René, son grand corps sec a craqué, il sentait la sueur et la poussière de vivre tout le temps au milieu de ses vieux postes de télé hors service. Ses pieds gercés jusqu’à la boursouflure dépassaient des sandales en caoutchouc. Il posa sa main sur l’épaule du malheureux.

8

René n’était pas un gaillard à se laisser facilement abattre. Tout le monde se souvint certainement ce matin là, et d’autres devaient en parler plus loin, du jour où il avait attrapé une ligne électrique avec le bras de sa pelleteuse. Toute la tension était descendue dans l’engin et lui avait ensuite traversé le corps. Il s’était trouvé projeté du siège, quasiment en flammes racontait-il et on l’avait ramassé inconscient, tout fumant, dans un fossé. Mais il était revenu à lui, et de retour de l’hôpital, il montrait fréquemment la ligne bleue qui lui striait le corps, le long de chaque bras et de chaque jambe, jusqu’au cou. Le courant était sorti aussi simplement qu’il était entré et René en rigolait.

9

D’ailleurs il y avait de la timidité dans la manière dont il recevait maintenant les hommes attroupés autour de lui. Personne ne lui parlait mais dans son esprit, on faisait trop de cas de son sort, et il invitait déjà le monde à rentrer chez lui, qu’il resterait bien avec le Jean jusqu’à l’arrivée de Rochefort. Il disait ça avec les yeux, des ébauches de gestes. Il souriait même, cherchant à lancer des plaisanteries aux autres à travers ses regards comme pour reporter l’attention sur eux. Pour lui, gars simple, qui avait fait sa vie de divers métiers et ne sortait maintenant plus du village que pour aller voir sa fille dans la banlieue parisienne, les hommes qui le secouraient étaient sans vrai mépris de sa part des bourgeois, avec qui il ne partageait rien d’habitude.
La situation avait pris à ses yeux une allure normale, il était blessé, le docteur arrivait qui le remettrait sur pied, ou pas, on verrait bien. Il n’y avait plus grand chose à en dire. Un fermier avec qui il s’entendait, qui lui donnait du foin pour ses bêtes et des bouteilles de goutte en pour du pensage qu’il aidait à faire l’hiver le rabroua gentiment.
- Allez mon bouc, t’en as vu d’autres. T’inquiète, Rochefort, c’est un bon, pis t’es solide.
- Oh oui, Paul. Putain de caillasse... Gaston... Il n’arrivait pas à parler plus longtemps.
-  Il est descendu chercher le gamin. Il est resté en bas. Mais Alban est là.
- Les canards?... Il en avait donné deux, puis des lapins, mais les canards s’étaient envolés, contre toute attente vu le poids qu’ils avaient pris en trois semaines. C’était sorti dans un héroïque mouvement de générosité, avec un sourire arraché à la douleur. Mais René était d’un type si particulier, il interdisait si bien qu’on s’apitoie simplement sur son sort, qu’il n’était pas difficile de lui répondre et qu’on lui parla un peu des canards et des lapins.

10

Le trouble de la plupart des gens qui s’étaient déplacés venait du fait qu’au quotidien, René, qu’on appelait le bouc à cause de sa barbe, se résumait aux petits boulots qu’il faisait à droite à gauche, aux coups de mains qu’il donnait et à l’existence marginale qu’il menait avec sa femme, tous deux considérés comme des alcooliques, dans une maison au bord des bois où ils élevaient une formidable horde de canards, d’oies et de poules naines. Ils ramassaient du bois mort le long des routes, récoltaient, un peu trop souvent et un peu trop vite, les noix du propriétaire qui n’avait pas eu le temps d’en manger une seule, et s’il n’y avait plus dans les bois aucune trompette de la mort, c’est que la mère bouc avait déjà tout ratissé. René n’avait donc, et encore moins son épouse qu’on jugeait facilement méchante et fourbe, aucune réalité véritablement individuelle. Le couple pouvait alimenter les discussions, les plaisanteries et les rancoeurs mais certainement pas l’attendrissement ni aucun type d’investissement personnel. On ne les aurait bien sûr invités nulle part, pour voir la mère bouc ivre morte pisser debout sur les tables en pleine noce par exemple. Ils avaient choisi cette vie, où alors il était nécessaire que certaines de ces vies moyenâgeuses aient encore lieu pour conforter la marche du monde vers le progrès. La femme était morte, et René vivait dans les parages de son frère, resté célibataire et qu’il chaperonnait encore un peu.  C’est sur cette nouvelle paire que le statut de miséreux du village s’était reporté. De là cette gêne qu’au pied de René sanguinolent certains des gros hommes de la région  cherchaient à dissimuler sous un silence grave et viril.

11

C’est là que Rochefort est arrivé, quand on parlait des canards. Y en a bien eu un ou deux pour lui glisser un regard de connivence pénétrée au passage. Mais le gros toubib a foncé tout droit vers le blessé, rapide mais sans urgence, comme savent faire les docteurs.
A la campagne, ils sont un peu spécialisés dans ce genre d’accident. Les bides encornés, les pieds défoncés par les machines ou le sabot d’une bête, tailladés par une tronçonneuse qui a traversé soulier et chaussette jusqu’à l’os, les épaules déboîtées après une chute de grange, et cætera. Si ça ne saigne pas et si le type peut encore marcher, on l’appelle parfois deux semaines plus tard, quand ça passe vraiment  pas.
- C’est arrivé quand?
- Y a ben une heure, Raymond a répondu, refaisant apparition avec des allures de vieilles mères aux abois.
- Vous lui avez donné à boire?
- Oui, de la flotte, mais ça passait pas...
- Parce qu’il a bu autre chose?
- Ben... que’ques canons avant de s’y mettre, à la cuisine...
- Merde!
Comme personne ne disait rien, et que Raymond se décomposait en regardant tout le monde, il a précisé :
- Ça liquéfie le sang... enfin, ça a l’air de s’être arrêté.
Il était penché sur le corps, comme les autres avant lui, qui s’étaient redressés. Agenouillé, il n’avait pas encore touché à la jambe. Il lui a injecté de la morphine, sans le dire, en pleine cuisse.

12

Un constat tout bête s’imposa bien vite : toubib ou pas, on n’est pas magicien et pas question de démêler la jambe de l’hélice dans un fourbis pareil de broussailles et de caillasse poussiéreuse. Ça tout le monde l’avait déjà compris, même si on espérait secrètement, à moitié pour l’homme, à moitié pour jouir des triomphes de la science, que le docteur accomplirait un miracle de ce genre.
Les hommes étaient là maintenant depuis un moment et il y a fort à parier qu’après une bonne incubation de l’hélice dans les chairs de tout le monde, chacun imaginait la libération inespérée des muscles sous l’effet d’une espèce de magie qui aurait patiemment séparé la jambe de la machine, jusqu’à la rendre prête, sanguinolente et béante, à recevoir les soins, comme un fruit libéré de sa conque.
On alla chercher la meuleuse.

13

Là on attaque le domaine du difficilement concevable.
Couper les pales sans couper la jambe.
Sans brûler le bonhomme non plus.
Alors on l’avait emmailloté comme on avait pu avec un drap mouillé, qu’on avait noué à l’endroit où la jambe disparaissait dans l’hélice. Il s’agissait de sectionner l’essieu à l’embranchement de la fraise, juste là où elle s’emboîte, seul endroit accessible. La marge était mince et l’opération allait dégager un sacré feu d’artifice. René ressemblait à une momie, ou à un nourrisson.
Plusieurs hommes se sont d’abord quasiment interposés pour remplacer Raymond, qui inquiétait manifestement. Mais il avait l’air si peu décidé à lâcher l’engin qu’on le laissa faire, gêné, certains presque honteux, en regagnant leur rang.
René s’est aplati, avec ce qui lui restait de mobile, contre le sol, la tête enfouie dans la terre et les bras bien écartés devant lui. On ne lui a rien entendu dire, et on s’est tous écarté.
Raymond a mené l’intervention avec une maestria digne des plus grands neurologues.

14

L’ambulance s’était garée devant la maison, et c’est là qu’on a remarqué les deux brancardiers costauds qui avaient dû apparaître un peu après Rochefort.
Glisser René sur la civière s’est avéré très délicat. Il a fallu déplacer le tout en même temps, le corps et l’hélice. Elle pouvait encore arraché les chairs ou carrément emporter la jambe si on ne la soulevait pas exactement en même temps que le reste. Raymond et Jean ont aidé les brancardiers, comme s’ils manipulaient des porcelaines de Chine. Le toubib lui maintenait le corps en arrière pendant qu’il hurlait en serrant des dents. Le tout fut enfin installé sur le brancard.
René avait les yeux fermés, son visage en sueur incliné sur le côté. Puis il a disparu dans le véhicule.
15

- Intuable, je te dis!
- Oh... là... il a quand même dérouillé...
- Il est solide comme un roc, l’animal. Dans une semaine il court au cul des vaches!
- Beh oui, te t’souviens t’y pas de la décharge? Du 40 000 volts qu’il a pris dans le corps! Un mois après il se rinçait la bouche à l’eau de vie, ça tombait encore des peaux mortes... il les crachaient, toutes noires...
- Mon cousin, ça y est arrivé la même quasiment, dans une broyeuse... Il marche avec une canne... il est pas ben dru! Invalide... une pension à vie...
- Mais le bouc c’est autre chose, t’vas voir!
- Si y picolait un peu moins aussi... il devait être encore saoul quand ça y est arrivé.
- Oh ben tu penses, il dessaoule plus en ce moment.
- L’autre jour, il a même pas réussi à remonter chez lui. Il s’est foutu en l’air dans un fossé, pis il a dormi toute la nuit dans la voiture. Y avait cinq cents mètres à faire!
- Heureusement que y a plus la mère. Elle serait en train de nous incendier...
- Et le Gaston au fait? Où don’ qu’al est?
- Il était descendu chercher le fils du Paul. Paraît qu’y s’aiment bien.
- Oh tu penses... dans la tête du Gaston, oui...
- Il s’est amouraché du professeur, qu’on dirait...
- Oui, oh, c’est ben un peu un original ç’ui-là aussi.
- Ils causaient l’autre soir, sur le banc de l’Ouche-Péjon. Je revenais du chantier de Billy. C’était ben dix heures. Y en pas un que m’a salué. Ils doivent se biturer la gueule ensemble.
- En tout cas, moi j’y donne plus rien à faire, pour me retrouver avec les services sur le dos...
- Pis le Raymond, qu’a dû en prendre une bien bonne aussi, avant que le bouc se mette au motoculteur...
- Y a rien à y faire avec ces gars-là. Un cancer de la gorge mais y fume quand même deux paquets de gitanes par jour.
- Y va crever tout seul dans sa turne... comme le Rac, dans son dégeuli...

16

C’étaient tous des rougeauds, mais plus tout à fait des paysans. Plutôt des maçons, des peintres, avec un ou deux ouvriers, l’un d’eux avait même de vagues responsabilités dans une usine, chef du personnel, quelque chose dans ce goût-là.  Il y avait surtout des gros, bien mous, qui s’étaient pour certains trouvé une place au conseil municipal, deux ou trois mille francs par mois. La place d’adjoint faisait des envieux et les plus riches venaient de se faire construire une piscine. Leurs fils travaillaient en ville, la fille de l’un d’eux s’était mariée avec un médecin dans les environs de Reims, elle envoyait des caisses de champagne. Ils chassaient ensemble et le dimanche, la lessive des voitures dégoulinait le long de la pente.

17

Un Minotaure renversé, voilà à quoi faisait penser sans qu’on sache trop pourquoi la machine couchée sur le sol. Peut-être les deux bras rappelaient-ils des cornes, dressées en l’air dans une immobilité squelettique. Les poignées de caoutchouc noir abîmées comme des vieux gants avaient quelque chose de vulgaire, de dérisoire et d’énervant. Le ventre jaune, avec ses plaques de métal lamentable, affichait le sigle de la marque, dans une poétique grossière. Le monde obscène des mâles, leur virilité de série, tous ces hommes désœuvrés qui avaient acheté le même modèle, à peine moins révulsant qu’un calendrier promotionnel pour une fabrique de tronçonneuses, l’appétit d’une puissance bridée, la médiocrité intégrale de l’assemblage vous donnait des envies de coups de poing dans les murs. La question n’était pas pourquoi mais à quoi bon?  D’où vient cette conjugaison de faits? Quel chemin nous mène du plus absurde des assemblages de forces désintéressées à cette absence glacée de justification? Non pas pourquoi en était-on arrivés là mais comment. Ils l’avaient sans doute acheté à deux, Raymond avait mis un peu plus et en échange René passait le motoculteur régulièrement chez lui. On ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il n’y avait eu là-dedans aucun des vieux ressorts du mécanisme de propriété. On ne pouvait pas s’en empêcher, c’est tout. Il fallait répondre à l’arbitraire par l’arbitraire, mais dans le sublime, dans l’impensable, dans une pensée audacieuse qui vit le triomphe quand même dans cette accablante défaite. Le moignon de l’hélice dardait certes sa terreur glaciale, la peur des voitures qui échappent tout à coup au contrôle dans un assourdissant froissement de toiles, mais son indomptable incartade n’expliquait rien du tout, l’événement avait lieu hors de ce drame, dans des coulisses où l’on découvrait que le décor ne reposait sur rien, n’était qu’un accident, imbécile comme la dernière revanche d’une monde en désuétude.

18

Il avait accompagné les brancardiers jusqu’à l’ambulance, un peu en retrait. Lui non plus ne dit pas un mot, au milieu des impressions grommelées de l’un à l’autre,   des espèces de feulements qui sortaient des bouches comme de sourdes exclamations animales, brutales, ravalées dans un plissement de menton. Sitôt le véhicule disparu dans la pente au premier virage, il était retourné dans le jardin. Il ne s’était mêlé à aucun groupe et on disait déjà qu’il était parti s’en jeter un autre.
La barbe dure, très noire sur le visage boursouflé, encore long, rouge violacé, la peau criblée quand elle apparaissait, les yeux très lointains et son crâne dégarni assez haut où les cheveux, lissés à la pommade, étaient plaqués en arrière, l’ensemble composait une face d’homme, encore suffisamment racée pour ne laisser aucun doute sur son ancienne beauté. Une tête d’où ne pouvait sortir qu’une voix grave et râpeuse, forte sans être dure. L’ancien ouvrier, le tourneur-fraiseur de la panacée métallurgique, le solitaire, le veuf, l’alcoolique. Un coeur énorme, il faut le dire comme ça, le type qui vous amenait ses casseroles en cuivre, lustrées par ses soins la veille, à bout de bras, en cadeau de mariage. Le type qui donne des bonbons aux gosses sans avoir rien du grand-père. Un grand gars qu’il a réussi à placer, sans cesser de boire. Une femme qu’il a aimée et qui est morte. Un tempérament amical, une nature discrète, qui gueule dans le vide, qui tire des coups de fusil ivre mort dans sa cour en pleine nuit parce qu’il a entendu des fantômes, un compagnon des hommes, toujours prêt à rire. Qui vous apprenait à pêcher, à comment faire une canne, ou un sifflet. Qui parlait des choses aussi, sans extravagance. Un retraité, pauvre, et qui buvait.

Et qui est retourné dans le jardin où il n’y avait plus personne. A travers la fenêtre il apparaissait comme un de ces voyageurs des légendes, qui, échoué sur la grève, se remet de tout un fracas de déchaînement maritime, naufragé, sans rien, et pense à la situation au bout de cinq minutes en marchant dans le sable. Un Ulysse, ou quelque chose comme ça. Il marchait  lentement, le dos voûté, les mains dans le dos. Ses pensées pénétraient la terre. Où allaient-elles? Pour dire quoi? De quelle plainte enfouie se faisaient-elles l’écho méditatif? Comment s’y prenaient-elles pour vider cet homme au point qu’il ressemble à une ombre, pour le rendre si abstrait, pour l’effacer de la planète, pour le dire? Fallait-il qu’elles aient de la force pour n’en laisser que cette réflexion, immobile, pénétrante comme le diamant et en même temps si vide elle-même, comme si, arrêtée d’une longue course, elle poursuivait inéluctablement son mouvement alors qu’elle a déjà abouti.
Il marchait entre les arbres, lentement, selon un itinéraire absurde. Et dont lui seul connaissait les méandres.

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A un moment il remit une corde qui s’était relâchée à la greffe d’un arbre.

20

On descendait par paire, ou en trio qui se décomposaient progressivement au fil des maisons. Il aurait fallu aller boire le café, ou un petit que’que chose. Histoire de marquer le coup. De s’en remettre. Discuter encore un peu de l’épisode pour le faire entrer dans les annales. Un fumet sortait de manière générale des portes et des fenêtres, laissées grandes ouvertes par la canicule. De la cuisine en sauce. Bœuf, lapin, rôti, avec sa sauce, à l’odeur épaisse, retournante dans la pleine chaleur.
Mais dans ces cas il ne faut jamais aller boire le café et surtout pas un petit que’que chose. Il faut garder l’événement, le garder pour soi, le ramener chez soi et y penser. Le revoir. Voir d’où il part, où il arrive, ce qu’il remue. Toute la vase merdique qu’il fait remonter à la surface. Et dont tout le monde évidemment se débarrasse au plus vite. Cet événement qui n’est peut-être rien, au fond.









21

En 1940, il devait avoir une vingtaine d’années. Il n’avait pas fait de résistance, elle n’était pas très active dans le coin et ce n’était pas le genre. Un jour les Allemands l’avaient arrêté. Il lui avaient mis le Luger sous le menton, en l’enfonçant un peu. Ça ne l’avait pas marqué tant que ça. Il racontait beaucoup d’histoires, et les mêmes, plusieurs fois, celle-ci, non, on ne l’avait entendue qu’une ou deux fois, et la deuxième après une amorce de la tablée plus longue que d’habitude. Ce n’est pas qu’elle lui faisait encore mal, qu’il aurait eu de la peine à remuer des souvenirs trop violents. Non, il s’en foutait, ça se sentait sans doute possible. Il y avait mieux, à raconter, du qu’il avait intérêt à se remémorer, du spectaculaire, ou de la jeunesse. Certaines histoires comme des pages arrachées à un livre de comtesses, point de vue du palefrenier et troussage de cousines. Il s’enfuyait par la fenêtre, on l’avait attrapé. Jean, qui avait tout appris dans les livres, aux début de la T.S.F.. Des sacrées compétences, jamais payées autrement que par une bouffe ou une bouteille, et qui s’étendaient jusqu’aux transistors et téléviseurs couleurs, exclus. Deux femmes se seraient jetées dans un puits en désespoir de son amour, et il racontait qu’un Saint Sacrement lui était apparu une nuit, dessiné par ses abeilles dans leur ruche. Plus vieux, il en pleurait. Une fois, il avait répondu qu’à soixante-dix ans, on regrettait encore certains souvenirs, certaines maladresses, et qu’il n’avait pas d’enfants. Mais il rigolait souvent et amusait vraiment la galerie.
 Toute sa vie il aura fait rire les femmes, présent à tous les banquets, jusque tard dans la nuit, à partir parmi les trois derniers, jusque tard dans sa vie. Il jouait de l’accordéon aussi.

22

Dans la pente, sa silhouette était sèche, et il descendait seul, de sa démarche arthritique. Les vielles savates en caoutchouc croassaient. Il regardait les gens sur son passage, encore quelqu’un à sa porte. Il malaxait dans un geste sempiternel ses mains en avançant. De temps en temps il les frottaient sur ses cuisses en froissant le bermuda comme s’il se secouait. On pouvait croire qu’il parlait tout seul.
Ses mouvements n’avaient jamais été si mécaniques.
Après une halte au robinet du village où il se passa les pieds sous l’eau en se massant jusqu’aux mollets, il fit le petit bout de chemin qu’il lui restait, et il rentra dans son fourbi.

23

Le modeste chemin darde les pépites de son goudron là où l’usure a fait des plaques brillantes, comme patinées. Il a des allures de chien pouilleux, avec toutes ses années. A certains endroits, des colonies d’insectes, des fourmis, des gendarmes courent se réfugier on ne sait où. Une colonne de verdure repousse encore par intermittence au milieu du bitume, vieux bandeau éculé. Il y eut également une procession de chenilles, qui traçaient leur zigzag à la queue-leu-leu. Poilues, chinées marron-moir, ondulant souplement, très belles. Le chemin, à lui seul, dit toute entière la silencieuse solitude où s’est replongé le village. On dirait qu’il tourne en boucle.
Il n’y a plus personne aux portes, le ronronnement de la famille qui mange passe par les fenêtres. Des téléviseurs sont allumés. Une joyeuse tribu de Martiniquais fait un peu de foin. Les solitaires boivent leur canon. Et il fait très chaud.
La lumière infinie, éclatante, bourdonne dans un désert inhumain. Les maisons, alignées comme des cadavres, ouvrent des idées morbides qui pèsent lourdement dans la conscience. Plus rien n’avance. L’été se vautre dans toute son immensité désespérante.

24

- Paraît que le bouc a failli y passer? beugle le voisin qu’on dirait hystérique d’apprendre une nouvelle. Se détourner, la fermer, passer son chemin, sans éprouver surtout aucune fierté de lui fermer sa gueule. Il aura forcément le toupet d’en rajouter tout seul.
- C’est que c’est grave?...
Dieu que les hommes vils sont laids lorsqu’ils sont penauds.

25

La porte s’ouvre sur la cuisine fraîche et peu éclairée. L’odeur légère de renfermé. Quelques mouches qui grésillent dans le faible espace. Les miettes sur la table et Gaston encore installé sur sa chaise.
Il ne bouge pas.
Rien ne le fera bouger.
Le sang a eu le temps de sécher sous sa narine.
Il était maintenant midi.









©  par Studio d'Azy