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Le lac gelé



1

Sur une ville de, mettons trois cents mille habitants, combien en y a-t-il de sauvables?
A ma connaissance peut-être une dizaine, peut-être deux ou trois, une poignée en tout cas. Peut-être pas un.
Des types qui cherchent encore un peu quelque chose, des types que ça éberlue de se voir dans cet état là.
Des types un peu inquiets.
Au sens fort.
Contrairement aux apparences l’inquiétude est devenue monnaie très rare. Je distribue la mienne avec parcimonie, sur des critères très sélectifs. Parfois même il m’arrive de me tromper, je la délivre, elle se répand mais on ne me rend rien. Pire: on l’exploite. On s’étonne, on s’amuse, on m’accuse de me poser trop de questions. Les gens sont curieux.
Très peu curieux en fait. Ils se laissent aller, pourrait-on dire. Si l’on sentait émaner d’eux au moins une espèce d’abandon, un frein qui a cédé, une pente vers la résignation comme un glissement des eaux, un filet, un suintement après qu’une mince pellicule se serait déchirée, un écoulement d’indifférence, après qu’une poche aurait cédé, un abcès percé, un peu de jeu. Rien de cela : ils se laissent porter comme par nature. Comme si le monde avait toujours été ainsi. Comme s’ils avaient toujours dû étre ainsi, tels quels, en l’état.
Ça qui fait que j’en suis si sûr : personne n’élève la voix quand je le dis. Rien de cacher sous les voix qui ne se lèvent pas. Une seule voix existe : ça qui fait que j’en suis si sûr.
Quelques types, donc, pas un peut-être. Qui s’agitent, se secouent des limbes du sommeil léthal qui envahit tout. Qui nous trafique de l’intérieur et nous fait croire qu’il n’y a rien d’autre que l’immédiat, le visible, l’incontournable. La question ne se pose même plus. Il ne s’agit même plus de s’y faire, nous y sommes rompus dès la naissance.
 C’est notre héritage, légué depuis nulle part et par personne. L’absolu d’une réalité qui tire sa puissance de n’avoir jamais été fondée sur rien. Le dieu vivant de l’immanence minimale, le dieu des rapports, des équivalences, le dieu du plan.




2

J’ai distribué pas mal de claques. J’en ai encaissé quelques unes. Aucune équivalence.
Rassurant, la violence d’une bonne giffle qui vous arrête au bord du regrettable. Ou juste après les mots ineffaçables. À deux doigts du scandale. Déflagration préventive, même rétrospectivement. Simple manipe.
Ces giffles qui ont la vertu de précipiter le scandale, de devancer sa vulgarisation en lui donnant une forme claire, ces giffles qui ont la vertu de ponctuer.
Mais elles sont loin!
Plus personne ne me giffle.
On se sourit, voyez-vous.
Tous ces sourires dont il est inutile de dire qu’ils sont de façade. Dont il est faux de dire qu’ils recouvrent un malaise caché. Et donc qu’ils sont de façade. Ces sourires sont profonds. Comme des cités lacustres.
 On n’est plus mal à l’aise, on est passé bien au-delà. Il ne s’agit plus d’inquiétude. Je ne sais pas ce que c’est. Et je me pose à peine la question.
Il y eut l’amour bien sûr.
D’où partirent toutes ces giffles, quelques unes en vérité mais le temps les entassent sur elles-mêmes, elles se multiplient de leur propre épaisseur. Prolifération cellulaire. Pure illusion d’optique, mais salvatrice. J’en guette même parfois la marque qui pourrait traverser la mémoire de mes joues pour me souvenir vraiment, avec l’espoir d’une rémanence épidermique. J’aurais sans doute préféré qu’elles soient plus épaisses de leur vivant. Qu’elles s’éternisent d’elles-mêmes. Même chose pour les deux heures de théâtre sans elle, l’autre, l’ultime, la vraie : la fatalement vaine.
Qu’elles soient plus épaisses sans que j’ai besoin de me regarder par-dessus l’épaule. De me tordre le cou. Douleur subtile que j’évite autant que possible.
Que viennent faire là des préférences? Il faut vivre me disais-je une fois que j’avais bien malaxé ma joue gauche, et que la droite souffrait encore, rougie de mes triturations.
Je ne me suis jamais frappé moi-même. Ç’eût été de l’onanisme mal placé et je n’ai rien non plus d’un masochiste.
Mélanie frappa la première.
Dans la cour du lycée.
Très théâtral, absolument imprévisible mais un tel sourire peignait ses lèvres pendant l’acte qu’il s’accomplit au ralenti, très symbolique. J’étais en fait fin préparé à les recevoir, si n’y ayant jamais songé. Ces claques avaient dû s’inscrire dans mes chairs bien avant d’être exécutées. Et puis Marie en remit une couche.
À la sortie d’une boîte, avec des porcs qui riaient pas très loin. Une autre scène. Sept gigantesques baffes que j’ai bien eu le temps de compter tandis qu’elles s’abattaient fermement sur ma gueule. Pratiquement sans douleur. D’une douleur qui n’en était pas une, une douleur de carton. Qui me faisait pantin. Éponge sans mémoire. Homme-sandwich.
Cette manière qu’elles eurent de me frapper toutes les deux.
Comme pour me dire quelque chose, sans véritable colère. Avec beaucoup d’élégance. De ce calme impassible qui les maintient dans une espèce d’Antiquité grecque. Que je feuillette souvent depuis qu’on ne me frappe plus. Silex. Pas marbre. Le stylet.
Je m’organise des pugilats et si je marche dans la rue, tout à coup j’ai parcouru quasiment d’un bond des dizaines de mètres sans m’apercevoir de l’accélération. La colère idéale, celle qui s’abat de son feu blanc sur des idées. Comme des idées. Et pour elles. Qui abolit l’espace.
J’avance dans la rue et des groupes défilent, des éclats de voix s’entrechoquent et me heurtent au passage. Je ne saurais dire qu’ils sont stupides : je ne les entends pas. Ils ne font que déclencher des scenarii. Ils appuient sur des boutons qui déclenchent des cataclysmes. Des raz-de-marée. Des strombolis.
J’atterris dans un état semi-second des mètres plus loin, sans souvenir de ce qui déclencha l’implulsion initiale puisque j’ai été propulsé dans ma galerie personnelle d’effets spéciaux. Je me réveille au milieu des voitures, sur le bas-côté fangeux de la rue, dans le caniveau parfois, ma colère se débattant tout à coup privée de son objet qui s’éloigne, comme au retour d’un voyage astral.
Il en y aura toujours pour croire qu’on se complaît là-dedans. Qu’il est possible de se complaire là-dedans, de s’y ébattre ou de s’y réfugier. Ce sont là gens purement théoriques : il n’y a pas d’espace pour cette déferlante de pulsions pétries d’organes et de pensées, il n’y pas d’étendue aux colères intrinsèques, il n’y a pas de guide, pas de contrôle, à peine une origine. On ne saurait donc s’y ébattre et encore moins s’y consacrer volontairement. Mais la théorie ravage le monde, si bien qu’il en reste deux ou trois qui sur une ville de trois cent mille habitants... peut-être pas un.
Je préfère de loin la mélancolie, animal on ne peut plus domesticable. C’est en voiture quand je reviens d’une soirée que le décor se plante. Que l’opportunité s’offre d’aller visiter les heures chéries qu’un métal inconnu ductile inoxydable a su préserver indépendamment de toute logique ou intention. Ou intuition.
Ça qui fait que j’en suis si sûr : aucune traces dans mes archives, aucune trace d’archives non plus. Toute mémoire résumée à l’instant présent, dévolue toute entière à l’imprévisible création. Imprévisible par essence : l’incréé appartient de tout temps à la création. Qu’y puis-je? Ça qui fait que j’en suis si sûr : je n’y peux rien.
Quelles merveilles que ces médaillons de regrets mélancoliques qui se refusent à toute interprétation. Que rien ne peut déchiffrer vu qu’ils n’ont rien des palimpsestes. La cour d’un beau batiment, la pelouse du consulat d’Italie où nous n’avions rien à faire. Nos pommes, croquées côte à côte, comme des clandestins à ciel ouvert. Quelle splendeur. Dans un souvenir. Confondu avec ce qui aurait dû, puisque je ne m’intéresse plus depuis longtemps à ce qui aurait pu.
Ça qui fait que j’en suis si sûr : pas de pomme, pas de jardin, pas d’Italie. Sa main dans la mienne, ah ses mêches, ce point noir sous son nez, toujours, à nouveau, encore, son visage large, Renaissance, ses seins, pas de seins, comme un garçon, mais son slip, sa courbure, ses pas vers la fenêtre, la neige sur les toits bleus, ah notre inconséquence, la pilule, le toubib, la journée alitée, ses nausées, mon impuissance, sa gentillesse, moi coupable, sa gentillesse : ça qui fait que j’en suis si sûr.
Je navigue tout le début de la nuit, jusqu’au sommeil qui m’emporte. Cela nécessite du carburant : il faut sans cesse, à chaque pause réactiver le diaporama. Quelle aisance, quelle fluidité. On n’a rien inventé de mieux pour échapper au temps.
À la frontière du maîtrisé et de l’incontrôlable. Du préhensible et de l’insaisissable. Quel pouvoir que celui qui m’échappe.
Mais voici qu’une occasion se présente : nous irons boire un verre, nous les collègues de boulot, nous qui ne sommes pas amis et qui ne pouvons l’être.


3

Le bar, connu, inconnu, feutré, lumière crue, tentures écrues, accueillant ou glacial, plein d’âme ou de stéréotypes industriels, serveurs triés sur le volet ou débraillés et caetera : il aura perdu de toute manière sa principale qualité, celle qui le fait bar, puisque nous ne sommes pas amis. Boire sans boire, quel désespoir.
Nous discuterons de quoi je n’en sais rien. Nous discutons.
Cela n’a rien horrible, nous ne ratons finalement pas grand-chose. Depuis que je ne reçois plus la moindre baffe, la moindre offrande.
Je sommeille en demi-veille, juste ce qu’il faut. Et je n’en ai rien décidé. Cela se met en place tout seul. L’instinct, sans doute. L’habitude joue-t-elle que je n’en ressens rien, ce n’est d’ailleurs pas mon problème. J’ai en tout cas l’air très agité. L’instinct des bêtes domestiquées.
Bernadette a vu son psychologue. Elle parle de ses enfants. Ce à quoi tout le monde répond quelque chose. Non pas qu’il faille bien, tout le monde répond parce que Berno parle.
Elle aime beaucoup son surnom, à ce que j’en ai compris. À ce que j’ai appris d’elle.
C’est une sorte de sédiment façon béton cellulaire qu’a laissé comme souvenir notre première rencontre au travail, faussement dur, casse les ongles mais plein d’air, de la solidité de babiole, laide, râpeuse, crispante : une vraie dépression. Elle dit Bernadette, elle écrit Berno sous son numéro de téléphone, elle dit enfin Berno à voix haute, elle le répète au téléphone quelques jours plus tard. À n’en pas douter, elle est très fière de son diminutif, elle y tient : voilà ma thèse.
Brave femme, qui parle de ses enfants, de son psy. Nous commandons des verres. Je prends de l’alcool. C’est pour le temps. Pas de mélancolie possible en situation pareille, les canaux sont fermés. Il est temps d’emmagasiner. De distiller.
Des archives qui ne serviront à rien puisqu’elles ne seront pas consultables autrement qu’avec l’esprit de l’historien qui cherche de la matière avant d’en faire un récit. Aucune épaisseur, de purs faits, des impressions mécaniques, des sentiments automatisés, branchés en ligne directe sur la table d’égalisation de l’habitude et des réflexes, aucune vivacité, aucun grain, de la platitude sans rémission. À mort les historiens, pourrait-on dire.
Je parle aussi, des mots sortent auxquels j’accroche pourtant des intentions, des attentions, des attentes. Sans intuition aucune, ce n’est surtout pas le moment non plus. Cela n’a rien de stupide, non plus encore, me dis-je. Nous convenons de diverses choses, dates, lieux, mises en place, dossiers, collectes, surtout dates et lieux. Nous devons partir. Ce type de souvenirs prend beaucoup de place. Il faut beaucoup de mémoire pour les oublier.
Pas de dernier verre.
Ma table est en friche : papiers et aliments s’y cotoient dans une débauche d’activités laissées en plan. Je m’attelle au rangement, nettoyage, éponge, classeurs.
La ville est loin, je m’endormirai tard.


4

Il faut se lever dit le réveil.
La douche programme ma journée (cette journée qui tend à n’être plus jamais nôtre). J’entrevois une brocante pour le week-end, un faux-départ pour les vacances. Je revois des photos mentales, elles me poursuivent et je sors de la douche. Ma vie ressemble aux carnets d’un fou.
Je slalome entre les tensions, je saute sur des îlots d’indifférence, quelques lacs disséminés entre les crêtes me plongent dans des accalmies d’enthousiasme bienheureux, des fictions que je cajole pour me bercer. Il y a des gels-douche qui savent vous requinquer.
C’est du café, c’est une clope et il n’y a rien à tremper. Le café est noir sans sucre goût métallique. Je suis Dieu à sa table qui contemple le désert entre les miettes et les papiers. La nuit n’a apporté aucun conseil.
Je passe des nuits de vache à l’étable, dans les vapeurs ronronnantes du fumier et la poussière du foin. Sommeil brutal, sans rêve, sans désespoir non plus au petit matin blême. Nous sommes l’hiver qui point dans ce début d’automne vague où les feuilles sont encore accrochées aux arbres. La lumière a même un soupçon de blancheur estivale, à la faveur d’une inversion des heures : le matin de l’automne reprend certaines variations qui palpitent au coeur des après-midi d’été, ces ruptures fugaces où les saisons s’interpellent. Même si souvent c’est peut-être l’inverse. Je ne suis pas malheureux. Il va falloir y aller. Je vais bien.
On nous annonce le décès vers dix heures. On me l’annonce à moi mais cela a valeur de publication, je suis un de ceux à qui on l’annonce.
Curieuse tristesse que celle qu’on éprouve pour des indifférents. C’est une mauvaise nouvelle, je vais y penser un moment régulièrement, puis ne plus y penser, puis y repenser tout à coup parce qu’une coincidence...
Le mari de Brigitte est mort. Accident de la route. Après un pontage, opération qui chroniqua l’été dernier. Ils disent que ça s’appelle la malchance, ils le disent en ne disant rien. Brigitte évidemment n’est pas au travail, elle reviendra, tout le monde se dit, après les vacances. Qui se profilent.
Elle reviendra et cela aura à peine moins de sens qu’avant. Puisque nous y retournons  toujours. Quelle que soit la gravité des cataclysmes qui nous ravagent, nous les éponges à effacer.
Je porte le mien quotidiennement sans plus de difficulté qu’un ouvrier charriant tous les jours des corbeilles de boulons. Moins sale que lui. Moins malodorant quand je rentre le soir. Quoique.
Les obsèques ont lieu. J’y suis.
Étonnamment à l’aise dans ma méconnaissance absolue du défunt, dans mon peu d’affection quotidienne pour Brigitte, dans mon peu d’enthousiasme pour le milieu social de la famille. Du classique, un morceau inconnu, des témoignages nombreux, des enfants, de l’entreprise, des francs-maçons. Je me sens juste d’être là. J’y repenserai à peine, depuis que l’on ne me colle plus de baffes.
Des mois plus tard j’y songerai encore, toujours de la même manière. Comme si la scène était prisonnière d’une boucle, qui se relance à intervalles irréguliers, comme une espèce de vague qui se soulève occasionnellement, pour me ramener toujours à l’identique impasse de ne savoir quoi en penser. De ne savoir pourquoi j’y pense. L’affaire occupera même une page de mon journal où je l’écris pour voir ce qui en dansera sur la feuille, si les phrases m’en diront plus, si leur ordre saura organiser l’événement pour lui donner un sens. Pour faire événement.
Je pue.


5

Les micro-événements émaillent le quotidien répétitif et lourd. Je les enchaîne, ils me relient au fil des jours.
Certains projets s’affermissent. De la nécessité d’en faire : il ne me reste qu’à prévoir des voyages pour ne pas m’effrayer du jour présent. Je partirai à Athènes. J’y suis déjà allé. C’est une ville-poubelle splendide. Une lettre d’écrivain publiée dans un magazine propose un parcours d’une semaine. Les noms m’enchantent.
Pour atteindre le centre depuis l’aéroport, le bus traverse une ceinture délabrée, route cahotique pour une zone urbaine, maisons inachevées en matériaux modernes bon marché, des tiges forgées s’échappent des toits pour ne pas payer d’impôts.
Ensuite les gens sont malpolis, peut-être parce que j’y suis allé hors-saison. Il ne faut pas dire bonjour dans les boulangeries, il ne faut pas demander son chemin et, par-dessus tout, il ne faut jamais attendre l’eau chaude que le type de l’hôtel vous a promise pour dix heures sous prétexte qu’il vous a garanti qu’il rallumerait le chauffe-eau. Cela ne sert à rien. Comme le reste : à Athènes, vous vous débrouillez.
On parle du marché de l’Acropole, qui vend des sacs en cuir pas cher. Je l’ai raté. En revanche, j’ai vu des porcs noirs qui tenaient du sanglier, immenses, pendus par les pattes en enfilades avec des gouttes de sang au bord du groin dans une odeur de chaleur fétide. Les chalants zigzaguaient heurtant les badauds entre les colosses suspendus tête en bas. On ne lésine pas avec la noblesse.
Je cherche depuis un sac en cuir pas cher par monts et par vaux. Cela m’a même décidé plusieurs fois à visiter la brocante du dimanche contre toutes les réticences que la neurasthénie des choses vétustes peut m’inspirer. Les cassettes audio étiquetées à la main, les cassettes vidéo de films obscènes, pas forvément pornographiques, les étuis à cigarettes, les cuillères, les pendentifs, les bagues, les lampes, les guitares défoncées, jamais aucun sac en cuir pas cher n’a pu jaillir de ce fourbis morbide gardé par des gens abattus.
Les allées gravillonneuses où j’avance entre les étalages convaincu dès l’arrivée de n’y avoir rien à trouver, je m’y englue de souvenirs.
Lieux propices aux réapparitions. On s’y souvient d’y être aller en compagnie. On s’y marche dessus, sur la chair de son passé, on s’y piétine. Cette vieille chemise de nuit lui plairait beaucoup. Elle l’achèterait.
Je ne vais plus aux brocantes.
La voiture m’emmène au travail. Je retourne en ville. Où il n’y pas trois hommes sur trois cents mille.
Peut-être pas un.


6

Il faudrait improviser une rencontre. Celle d’un ami futur par exemple.
Un homme, de l’âge qu’on veut, qui aura la tête qu’on lui suppose et qui se tiendrait là, sur le chemin, au coin du bar, à la sortie du cinéma, sur le quai du train qu’on va prendre et qui fera tout le trajet avec vous. Sans silence gênant. Rarissime.
Cet homme a peut-être d’emblée une allure sympathique, quelque chose qui attire, ce qui peut tout aussi bien être une sale gueule, une veste bizarre, une posture grandiose ou bringuebalante, il est adossé à un pylone, triturant son porte-feuille ou déployant une carte routière, fixant la rue à une terrasse, la rue tournant comme une carte postale autour de sa punaise, il est debout sur un pont ou assis par terre.
Cet homme n’aura de nom que dans deux heures, si les choses tournent bien.
Il ne parle pas de ce qu’on connaît. C’est à dire de rien qui soit d’une manière ou d’une autre rattaché à lui. Il parle donc de choses inconnues où l’on se sent en terrain éminemment familier. Il est d’une galanterie très dix-septième. Genre Petit-Théâtre, place des Reines de Pologne. Ultra rarissime.
La guerre de Troie dit celui-ci, le pouvoir de l’alcool reprend un autre, l’existence des quazars poursuit un troisième, ou l’agencement d’une ruche. Pourquoi pas, il suffit parfois d’un rien. D’un cheveu. D’un rien.
Cet homme est rare, deux ou trois sur trois cents mille.
Car il est un peu cet inconnu désirable dont on rêvasse, peut-être pas un.
Au bout de deux heures, il s’appelle Antoine Picquot. Il est de nulle part, il va dans la même direction que vous, qui l’avez pourquoi pas pris en stop. Grossomodo entre Montchanin et Le Creusot, qu’on peut localiser sur une carte. La seule ligne ferroviaire au monde où le train a à faire demi-tour, ma main au feu.
Il se tient à côté de moi sur son siège.
Dans certains livres, on l’assassine. Si on pousse un peu l’histoire, il finit découpé en morceaux au fond d’un bois et le meurtrier se suicide. Dans les journaux peut-être, certains serments m’empêchent d’en dire plus.
Je dois l’emmener dans un village qu’il m’indique, nous tournons sur la droite, les chemins se rétrécissent et nous arrivons dans une cour.
Il me dévoile sa bibliothèque. Sur des pans entiers, sur les étagères qui consolident la pièce se déroulent des myriades de livres qu’on pourrait lire. Ils ont la tranche en cuir, en carton, en papier, verts, blancs, bordeaux, ocres ou noirs, les titres ne sont pas tous français. Il y a dans cette pièce quelque chose de ces endroits où la statue d’une femme, un escalier de pierre, un parquet de bois sombre où s’écrase le soleil en larges plaques luisantes, où les treilles, où les vitraux, où l’enfilade des abajours verts suspendus à mi-hauteur sur de longues tables noires vous donnent cette impression de réveil absolu, d’évidence limpide et de temps perdu à ne pas dévorer tous les livres dont toutes ces choses sont comme les signes avant-coureurs, de cette littérature rêvée. La pièce d’Antoine avait quelque chose de ces entrées de lycées parisiens, de ces bibliothèques municipales qu’on découvre dans un bled en flânant, de ces études de monastères où siège la vraie culture, celle qui prend aux trippes, celle qui vous happe dans sa tranquille permanence, celle qui ne vous attend pas, qui siège, indifférente, immuable, qui vous tolère sans un reproche, se suffisant à elle-même, qui vous reçoit pour mieux vous faire sentir que vous repartirez perdre votre temps, que vous ne sortez de la médiocrité que pour y replonger. La pièce d’Antoine, peut-être Jacques, avait le secret de ces lieux qui s’ouvrent comme une épiphanie, pour votre édification. De ces lieux où l’on sent qu’il faudrait s’effondrer sur le sol, s’allonger par terre avec cette brutalité que peuvent avoir certains chats à s’écrouler à même les lattes, comme des sacs trop longtemps portés. La culture, la vraie, celle qu’on ne peut galvauder, dure et tendre à la fois, édifice dont les arêtes abruptes encadrent des entrées secrètes, ouvrent des sousterrains protecteurs, rassurants, pleins de joie, pleins de vie. La culture des perspectives infinies, la culture de l’absence de toute limite, la culture du centre de la terre et du confin des étoiles, la culture de l’homme renouant enfin avec lui-même, s’étonnant de son visage dans la glace, de son visage enfin découvert, s’en étonnant et renouant avec lui-même comme s’il venait de reconnaître un frère. C’est cette culture-là qu’on pouvait sentir dans la pièce d’Antoine, ou de Jacques. Ou de Paul.
Il me déclare de but en blanc qu’il va mourir. J’ai pris depuis quelques années l’habitude de ne pas sourciller.
Car il va me donner sa bibliothèque. Il va me donner sa maison parce qu’elle contient sa bibliothèque qui n’est pas déplaçable selon les vues qu’il en a.
Nous prenons un copieux dîner où il m’explique qu’il n’a personne. C’est-à-dire qu’il n’a personne à qui donner sa bibliothèque, lui qui va mourir.
J’accepte et nous allons nous coucher. Dans la chambre sous le toit où j’épie les craquements de la ferme dans le froid du silence, je reconnais certaines chambres de mon passé. Des chambres froides.


7

Le lendemain, il m’emmène aux aurores, visiter son pays. Un lavoir, des sentiers forestiers, un lac entre les buissons givrés qui le dévorent sur toute sa périphérie, des gens avec des gueules, rares. Nous jetons des cailloux dans l’eau, il ne fait pas assez froid pour casser de la glace.
Je rentre dans l’après-midi, gros de ma bibliothèque, à laquelle, évidemment, il ne faut pas prêter attention.
Cela me suffira néanmoins, nous avons beaucoup bu et nous avons tellement bien fait semblant d’y croire que tout a fini par être, par exister tellement nous étions à l’unisson complices dans notre mensonge prosodique. Protase et Apodose, les deux mouvements du Verbe.
Il employait des mots, n’importe comment. L’abstrait y prenait une sève de carnaval. L’idée devenait table, ses mains semblaient blottir des idées. N’importe comment parlait-il que ses phrases s’en chevauchaient comme le premier homme parvenu à dédoubler la ligne du langage pour que les paroles s’y superposent. Il y avait du viaduc dans ce qu’il disait, celui de je ne sais plus quel coin du Sud qui est fendu entre les deux double-voies pour aspirer le vide au coeur de la vallée. Cet homme fut l’espace de notre soirée le vertige incarné et s’il me cédait sa bibliothèque c’est qu’elle n’existe pas plus que lui, pas plus que nous ce soir-là pétris mutuellement dans les vapeurs de nos mots jumelés, pas plus que ce nous qui nous abandonne pour rendre deux moi comme la mer sait vomir des moitiés de créatures, ces monstres de moi impuissants. Comme elle savait le faire, en tout cas. Cet abandon qui n’existe pas plus que moi. Pas plus que tout. Ou rien. Peut-être pas un.
Paul avait beaucoup lu on s’en doute. À commencer par des manuels de radio-électricité. C’est par le livre qu’il avait conquis un métier exercé maintenant pendant trente ans, et qu’il l’avait conquis de haute lutte.
Un bon milliard de postes radio à transistors avaient dû passer entre ses pattes, venus de toute la contrée. La révolution électronique l’avait rendu aux autres livres, ceux qu’ils avaient d’abord timidement puis avec frénésie découverts après qu’il eut compris ce qu’est une page écrite. La vocation radiophonique muée en vocation littéraire.
C’est la figure du Professeur qui le mieux lui convient. Le professeur qui apprend sans relâche, l’arpenteur, l’archéologue, le fossoyeur des hommes. Niché au fond de sa brousse dont il ne sortait jamais qu’à pieds, Antoine drainait à l’insu du monde tous les courants électriques qui traversent la vie. Tout n’était pour lui qu’une histoire de fils conducteurs qu’il s’agissait de savoir brancher. Le reste, évidemment, n’était que vanité, ou bouillie pour les chats, selon ses propres termes.





8

Chez moi, sa bibliothèque fait plutôt bel effet. Il m’a fallu bien du courage pour lui aménager une place. Moi qui n’ai jamais possédé le moindre livre, me voilà comblé de joyaux. Moi qui n’ai jamais su aménager la moindre place.
Je m’imagine souvent des émissions télévisées ou radiophoniques.
J’y suis invité, je participe au débat, on m’encense d’une manière ou d’une autre, à travers même le mépris qu’on m’adresse. Dont je me nimbe. J’y développe mes grandes visions, ou j’y occupe de longs silences réprobateurs. Je suis l’adulé, le centre, le gouffre, le nombril-amphithéâtre.
Ce matin, ça disait qu’Antoine s’était immolé par le feu au milieu de ses livres. Il s’est vétu d’une toge, il a avalé, selon la mode crétoise, trois œufs frais jetés dans du jus de citron. Il s’est rasé de près devant la glace. Est allé marcher nu-pieds dans la neige autour de sa grange puis est rentré s’est enduit d’une huile spéciale qu’il a ensuite enflammée. Les livres ont brûlé avec lui, d’une certaine manière ils sont partis ensemble, comme les rois Vickings sur leur navire incendié. Avec toute leur richesse.
Antoine a donc traversé le Styx avec un charriot de livres. Charron n’a pas été facile à convaincre. Un exemplaire de la L’Âne d’Or , cédé la mort dans l’âme, finit par vaincre ses dernières réticences.
Toute la journée, la mienne, s’est alors déroulée dans une incessante et vertigineuse danse de mots qu’Antoine se mettait sur la tête en bonnet d’âne, enfilaient comme des bagues, s’enroulait en écharpe avant de les piétiner ou de se les fourrer dans le cul. À la fin, toute la pièce était dans le désordre le plus complet.
J’ai repensé à mes études, à mes camarades de fac, à ceux du lycée, à ceux du collège, à ceux des bottes de foin et des batailles de merdre de vache qu’on se tartinait du bout d’un bâton. Je sens que quelque chose s’écoule qui m’amène à être un autre qui serait enfin moi-même. Cela me convient plutôt. Je ne suis pas malheureux.


9

Je ne suis pas allé au travail aujourd’hui.
J’aime bien la peur qui m’habite au moment d’appeler la secrétaire pour lui parler de douleurs ophtalmiques avec la voix cassée. Je me demande ce qui s’y passe, sans aucun écœurement, je ne me sens même pas en fraude. J’entremêle cinq scenarii différents, ma voiture est tombée en panne alors que je me rendais chez le docteur, n’ayant pu choisir lequel était le plus convaincant. N’ayant jamais rien su choisir. N’ayant jamais rien choisi.
Cela fait trois semaines que je n’y suis pas allé, pour être sincère.
Hier j’ai rendu visite au mari de Brigitte, sans elle, au cimetière qui était plutôt fréquenté. On m’a rendu des saluts et je n’ai absolument pas été tenté de communiquer mes inquiétudes, tout s’est passé le mieux du monde. Il faudra remettre ça. Je vais bien je ne suis pas malheureux.
Brigitte est passé prendre le café, elle a parcouru tous les kilomètres qui me séparent de la ville et m’a chaleureusement remercié d’être aller fleurir la tombe de son mari. Ce sont des fleurs des champs qui ne poussent que par chez moi et que je connais depuis l’enfance, j’en ramenais à ma mère, qui les mettait dans un vase. C’était bien. Elle faisait des tartes avec les mûres. Que je n’ai jamais aimées, leur trouvant un goût bizarre et peu intéressant. Des grains, des poils, une chair trop ferme, peu de jus, rien d’un fruit savoureux. Rien d’un fruit en fait. Rien du tout, même pas un noyau. Comme les femmes de la modernité.
Je sens que des choses se passent et cela m’émerveille. Antoine était tout de même un bon ami, j’arrive à comprendre son geste. Le panache de cet homme.
Mais la visite de Brigitte m’a été pénible, je n’aime pas être remercié.
Il faudra que je le lui dise.
Avec Berno, les choses sont plus simples : on badine.
Elle me guérit en quelque sorte de toutes ces giffles qu’on m’a données sans que j’en comprenne précisément la raison. Pourquoi les femmes vous frappent-elles? Moi, j’ai pensé longtemps que nous ne nous devions strictement rien, vu que l’on ne ratait pas grand-chose.
Quelle est la différence entre une femme et une fille? Qu’est-ce qui fait qu’on emploie un mot plutôt que l’autre? Les femmes veulent des enfants, dit-on, moi je n’ai jamais pensé que je pourrais en vouloir un jour. Cela me semble vraiment être une affaire de femme dont s’occupent toutes les filles.
Il a bien fallu que je me décide : le dernier billet en promotion venait de me filer sous les doigts. Il fallait s’y faire, je ne pourrais plus partir. Non pas qu’il me manque de l’argent mais, enfin, ce n’est plus une promotion. Et il me manque de l’argent.
La décision de ne pas partir m’a énormément coûté sans que je puisse dire qu’il y ait là la moindre résignation. Je sais m’adapter. Les livres de Paul m’ont bien aidé.
C’est comme si je n’avais jamais lu, comme si je n’avais jamais possédé de livres et que ma bibliothèque n’eût jamais été là, qu’elle venait d’apparaître au milieu de la cuisine. Mais je l’avais senti, au préalable je lui avais aménagé une place, beaucoup de place, au cas où il y aurait beaucoup de livres. Ce qui fut le cas.
Je ne présume pas de la réussite de l’entreprise : peut-être demain ne lirai-je plus, et même peut-être demain ne lirai-je plus pour ne plus lire jamais.
Sans possibilité de retour.
De revenir en arrière.
Sur ma décision.
On ne revient jamais sur aucune décision, cela est parfaitement impossible. Il faut se résoudre. C’est absurde.
Il faut se résoudre à faire le grand saut. À faire ce pas qui vous sépare de la non-lecture. Cette espèce de désert blanc, sans ligne, sans mot, sans caractère, sans aucune noirceur pour relever la lumière.
Je suis allé ce matin cueillir l’une de ces fleurs rares qui ne poussent que vers chez moi.
J’étais décidé à en trouver une pour la mettre à faner et à applatir entre les pages. Comme un souvenir qui servirait de marque-page. À l’endroit où ma lecture fut définitivement interrompue. Et pour toujours.
Cette fleur est verte. C’est une fleur verte comme on n’en vit jamais de si verte. Les pétales se confondent avec les feuilles, et même avec la tige, non-épineuse. Ou plutôt, les couleurs en sont inversées entre les pétales, la tige et les feuilles, qui sont violette et bleues respectivement. Sa corolle en est délicatement spiralée, à la manière de l’escalier de Léonard, de marbre blanc. Monter par degré, s’élever vers le sommet par deux chemins simultanés, parallèles, complémentaires : j’attends ce genre de prouesse de mon petit bouquet. Penché sur le sol, je songe aux étoiles, dans la lumière du jour rasant je me promène dans la nuit achevée. Mes pieds s’enfoncent dans la boue, dans l’éponge du sol.
Je me demande si ce type de fleurs convient pour un enterrement. J’en ai envoyé toute une couronne, tissée de longues heures par mes soins dans ma grange comme si mes mains avaient entrelacé des pensées, pour le cercueil du mari de Berno. Et pour Antoine.
Elle aurait pu venir me remercier. Peut-être a-t-elle senti que je n’aimais pas ça.


10

Je suis allé à la ville, comme faisaient et disaient nos grand-parents.
Cela n’a pas beaucoup changé.
J’ai aperçus des gens, qui font leurs courses ou qui baguenaudent. Ils étaient très difficiles à voir. C’est certainement moi qui les confond : j’ai appris à me mettre en garde.
Savoir être sur la défensive. Tout un entrainement. Dans le temps nous nous levions aux aurores pour apprendre le grec. Cela a toujours été associé en moi à l’idée d’un passage au jet d’eau froide avant la leçon, sur des dalles foncées, rugueuses, glaçant la plante qui s’y plaque comme au bord d’un précipice, orteils recourbés faisant du pied une serre, ongles sur pierre.
Passant chaque matin au pied d’une statue de femme.
Au bord de la piscine, je pensais de longues secondes avant de plonger à toutes ces secondes que j’allais passer en l’air avant que mon corps pénètre dans l’eau du bassin, avant le premier contact d’une infime partie de mon corps avec l’eau froide. Parfois je la testais du doigt, parfois non, cela ne donnait pas tout à fait la même expérience mais j’ai tâté des deux.
Les émissions radiophoniques sont maintenant en grecs attique et ionien. Je n’ai malheureusement jamais appris ces langues, ce dont je tiens grande rigueur à mon époque.
Athènes. La Première République. La République I. L’inauguration, l’Agora, l’alpha de la parole vivante, les idées solidifiées dans l’air comme des projectiles. Le geste du javelot. La cible. La flèche à ramasser, à relancer plus loin. L’esprit et le corps, le corps de l’esprit, l’infini. Les hommes et leurs femmes, les femmes et leurs hommes, les femmes. Tous nus au Gymnase. Tous leur corps dévoués à l’esprit. Ce corps de femme qui m’emmena à Athènes. On y accède comme en pays du Tiers-Monde. Le ceinture sub-urbaine, la périphérie délabrée, la route cahotique et les soubre-sauts du bus. À l’hôtel on nous promet l’eau chaude, c’est le premier habitant qui parle français. Il fait nuit, il fait froid, nous sommes au cœur de la cité-poubelle. Sur les chemins d’un village des oranges sans commune proportion nous éclatent dans les mains, un jus épais, orange lui aussi, acide, s’écoule. On nous interpelle pour boire, pour manger. On boit en buvant. La campagne n’a rien à voir avec la ville. Un train nous emmène, nous ramène, nous lance comme des flèches au ralenti dans toutes les directions de la carte. Surplombe des barages, des gouffres qui aspirent la vallée, suspendu à un fil.
J’ai ramené de là-bas un sac en cuir. Que j’ai payé le prix fort. Je ne mangerai plus que des céréales dans de l’eau jusqu’à la fin du séjour. J’apprends à ne pas manger grand-chose, à ne plus manger par divertissement. J’apprends à me promener la faim au ventre, à rouler des cigarettes en plein vent, à prendre soin d’une femme en plein vent. Je suis un Spartiate. Fatalement vain.
À l’époque, au début, quand j’allais dans les cimetières, voir des maris, des inconnus, j’allais aussi au théâtre. Pour la première fois, j’ai passé deux heures au pied d’une œuvre d’art devant la scène presque dessous sans une seule fois penser à l’autre, la dernière, la toute-première, l’inaugurale et l’ultime.
Ça qui fait que j’en suis si sûr : je n’arrive pas à recréer l’instant où je pense à elle dans la salle depuis mon lit au pied de la scène presque dessous qui retrouve son empreinte en moi. Pas de trou : pas de pièce manquante. Puzzle achevé : plus de puzzle. Ce qu’il aurait dû faire avec un soulagement d’évidence. Pas d’évidence : ça qui fait que j’en suis si sûr.
C’était une grande œuvre, une œuvre si grande qu’elle jette une ombre. Fatalement vaine.


11

Enveloppé dans ma toge, j’arpente les chemins forestiers. J’apprends à reconnaître les lieux. Dans le cimetière nocturne je me fais l’effet d’une statue vivante qui avance entre les tombes.
De la mousse a poussé entre les dalles. J’arrache un bouquet de lichen qui semble vouloir patiemment écarter les pierres de la tombe. De curieuses fleurs, étonnament vertes, ont fané dans le vase en gardant leur couleur. Je les piétine.
Un souvenir d’Agamemnon me tient au ventre. Me tient debout.
Où sont mes cadavres?
Où est ma guerre?
Où est l’histoire?
J’apprends à faire disparaître. J’apprends à quitter. J’apprends à regarder cet être qu’on abandonne, à le reconnaître dans la glace. Cet être qu’on ne giffle plus.
J’apprends qu’à chaque jour suffit sa peine.
Que chaque jour est le dernier.
J’apprends qu’il y a un temps pour tout.
À la mesure de ce que j’apprends se dévoile l’ampleur du temps perdu à ne rien apprendre. Ces chemins inutiles qui ne menèrent à aucune bibliothèque municipale.
À aucun lycée parisien.
La vérité, c’est qu’on nous a pas appris grand-chose. On nous a surtout pas appris comment faire. Pour surmonter le sommeil léthal qu’en fait on m’a appris.
Je pousse parfois jusqu’au lac pour m’en re-souvenir. Les buissons  sont pétrifiés de givre dans une ambiance gothique. On les imagine facilement casser entre vos doigts en vous blessant.
L’huile coule sur mes membres, elle plaque le drap sur mon corps dont elle retient la chaleur. Le lac est d’une splendeur finale.
J’y retournerai plus souvent.
Parce qu’on peut y casser la glace.
Avec des pierres.







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